La Fondation Martin Bodmer (Cologny, Canton de Genève Suisse)

J’ai écouté ces derniers jours les 4 heures d’entretien que Pierre Bergé avait accordées à Laure Adler deux mois avant sa mort et qu'elle a choisi de diffuser  dans son émission du soir L’heure bleue

Pierre Bergé était un homme aux passions multiples mais c’est de bibliophilie qu’il s’agit ici. Le bibliophile, littéralement, « aime les livres », mais surtout il les collectionne non par compulsion ni pour spéculer mais par amour, par intérêt pour les idées qu’ils recèlent, les époques dont ils témoignent, les matières dont ils sont faits, les histoires qu’ils racontent, la vie ou la personnalité de leur auteur, les mains par lesquelles ils ont été feuilletés, annotés … J’ai de sérieux penchants bibliophiles ; mais je n’ai pas la fortune pour m'offrir cette passion-là, alors je me déplace là où les livres précieux sont exposés.

Jean Dubois, Cologny, vue de Genève depuis la Villa Diodati, fin XIXème siècle, Centre d’iconographie genevoise, Bibliothèque de Genève

J’ai eu la chance de prendre le thé un jour dans les salons du bibliophile genevois Jean Bonna et de voir quelques ouvrages de sa collection aujourd’hui vendue  ; je me souviens notamment de l’exemplaire du Malade imaginaire de Molière, imprimé en 1671 et destiné au roi Louis XIV avant octroi du privilège*. Quelle étrange sensation que d’être en présence d’un livre « touché » par Louis XIV, Mazarin, Molière… il y avait là quelque chose de magique!

Mais c’est sur la Fondation Martin Bodmer que j’ai eu envie d’écrire. Parce que c’est un lieu magnifique, unique, précieux. J’y suis allée peut-être une vingtaine de fois. Je pourrais planter ma yourte sur la pelouse du petit jardin et vivre-là, arpenter la campagne genevoise et vivre en compagnie des auteurs. Il y aurait un samovar toujours prêt à accueillir le visiteur. Des coussins d’orient pour s’asseoir et discuter des œuvres d’Hérodote, Platon, Goethe, Rimbaud…  une sorte de salon littéraire.

La Fondation Martin Bodmer expose des ouvrages de l’immense collection du bibliophile suisse Martin Bodmer, dans un bâtiment-musée-bibliothèque conçu par l’architecte tessinois Mario Botta : « L’exposition permanente retrace l’histoire de la civilisation en proposant un parcours chronologique qui couvre quelques cinq mille ans depuis la découverte de l’écriture, en contraste, dès l’entrée, avec des fossiles vieux de 170 millions d’années. » Rien de moindre !

Fondation Martin Bodmer (extérieur)
Pour qui est sensible à l’histoire des écritures et de l’objet livre, à l’inénarrable épopée des philosophies, des religions, des littératures mais aussi de la musique des cinq continents et en particulier du monde occidental, alors il convient d’aller une fois dans sa vie voir de ses yeux, réunis dans un même lieu, les tablettes d’argile sumériennes et akkadiennes, le papyrus égyptien du Livre des Morts d’Hor, les innombrables incunables, la Bible de Gutenberg, l’édition originale de Don Quichotte, les éditions originales des philosophes des Lumières, les partitions autographes de Schubert, les manuscrits des romantiques et des plus belles plumes du XXème siècle… piètre description… éclats épars pour donner à ressentir le vertige d’une visite dans ce temple des livres, le voyage intellectuel, culturel mais aussi existentiel auquel invite le lieu.

Livre des morts d’Hor, Papyrus égyptien, Thèbes, IVe-IIIe, Fondation Bodmer

Car la Fondation offre à chacun le pouvoir de s’inscrire dans le long récit de l’histoire de l’humanité, d’y trouver sa place, de faire résonner son histoire intime avec l’histoire collective dont il est fait et qu’il fait chaque fois qu’il ouvre un livre, l’annote, prend un stylo ou un clavier pour y coucher des pensées ; chaque fois qu’il parcourt les rayons d’une bibliothèque ou d’une librairie, qu’il prend la mesure de la liberté que lui offre la capacité de dire, d’écrire, de lire.

Voici, en écho à cette visite, une citation de l’écrivain français André Suarès, dont j’avais acheté un jour une reproduction chez Cheyne éditeurs, au Chambon-sur-Lignon et qui résonne plus fort que jamais :



*Sous l'Ancien Régime, le « privilège » était, pour les gens de théâtre, le « droit exclusif de donner certaines représentations, certains concerts, accordé (…) à une personne ou à une troupe ». Concernant les livres, le « privilège » était une «autorisation d'imprimer un ouvrage pendant un temps donné, accordée exclusivement à un éditeur après examen par la censure et dont la mention figure avant ou après le texte de l'ouvrage » (Trésor informatisé de la langue française )