L’Alcazar de Séville - Pigments et fragments




Mille-feuille historique et culturel (1), « lieu de mémoire », l’Alcazar de Séville n’a gardé que peu d’éléments du palais musulman qu’il était à l’origine. Cependant, les monarques chrétiens qui l’occupèrent après la reconquête, fascinés par le raffinement esthétique de leurs prédécesseurs, perpétuèrent tout en les transformant maintes formes architectoniques et ornementales du palais de l’époque d’Al-Andalus, donnant ainsi naissance à l’art mudéjar (2). Ils se passionnent notamment pour les figures géométriques qui composent les caissons de bois des plafonds, les revêtements des sols, les dessins des stucs sculptés aussi finement que de la dentelle et surtout l’art du revêtement des murs par des carreaux de faïence colorés, les fameux « azulejos » qui feront longtemps la renommée de Séville.


Cercles entrelacés, étoiles à cinq, huit, dix branches projetées à l’infini, polygones entrecroisés qui brisent les frontières entre la partie et le tout, entre le soi et l’univers : le dessin habile des azulejos kaléidoscopique de l’Al-Qasr Al-Mubarak d’Isbiliya (3) donne le tournis à celui qui y plonge le regard.




Contrairement à ce que peut laisser entendre le mot « azulejos », il ne faut pas chercher dans son étymologie la présence du bleu (« azul » en espagnol ), le mot venant très probablement de l’arabe  زليج /« al zulaydj » soit « petite pierre polie ». Dans les parties mudéjares de l’Alcazar de Séville, il s’agit plus précisément d’alicatados, c’est-à-dire de mosaïques composées de fragments d’azulejos découpés, juxtaposés selon des motifs géométriques très précis, joints par du mortier de chaux puis fixés au mur (4). 


Pour créer les couleurs voulues, les alchimistes s’y entendaient déjà : le cobalt donnait naissance au bleu, le cuivre au vert, l’antimoine au jaune, le manganèse au noir et l’étain au blanc. 





L’exégèse de ces motifs raffinés qui ont traversé le temps, les guerres, les conquêtes, les reconquêtes est d’une rare complexité… l’art de la mosaïque (5) nous parle d’un Dieu que l’on ne peut figurer, d’intelligence divine, de mystère impénétrable mais de l’Homme aussi, de son humilité et de son désir de connaissance, de science et de maîtrise de l’espace ; la mosaïque dans sa précision et son infinité reflète le Cosmos, les planètes, les millions d’étoiles, elle projette l’au-delà et l’ici-bas…


Ici la géométrie n’enferme pas le regard, elle est « dilatée, illuminée et animée par un sens de la fluidité, de la surprise, de la liberté, de l’imprévu, de l’illimité, de la vie. Les étoiles et les rosaces respirent par la variété et la vivacité des couleurs ; les arabesques n’ont ni commencement ni fin et ouvrent sur l’infini ; la répétition d’un atome décoratif n’étreint pas le regard mais repose la vision comme dans un désert ou une forêt… » (6) 



Cette esthétique de la précision et de l’imperfection, du fini et de l’infini, du clos et de l’ouvert, n’est-elle pas, au-delà des religions, la métaphore de nos questionnements existentiels sur l’infiniment grand et l’infiniment petit, une métaphore de nos vies, faites de millions de fragments colorés, assemblés pour former une mosaïque dont on ne voit le dessin que si l’on prend de la distance ? 

Mais faut-il vraiment chercher à comprendre la beauté pour pouvoir l’apprécier, la ressentir ?



Notes
(1) Au début du Xème siècle, le Calife omeyyade de Cordoue Abd al-Rahman III fait construire à Séville, déjà fortifiée, une nouvelle enceinte pour le siège du gouvernement, la Dar al-Imara, au sud de la ville, non loin du fleuve.
Après l’éclatement du califat de Cordoue en petits Etats appelés Taïfas, Séville devient un centre majeur du pouvoir.  Au XIème siècle, sous la dynastie des Abbadides, un nouveau palais est y construit et sous le règne du calife Al-Mutamid, l’Al-Qasr Al-Mubarak devient le centre de la vie officielle mais aussi un haut-lieu d’activités culturelles et littéraires. Les Almoravides étendent cet espace gouvernemental jusqu´au Guadalquivir.
En 1170, le Calife almohade Youssouf 1er proclame la ville capitale de son royaume. Aux XIIème et XIIIème siècles, des travaux colossaux agrandissent les murailles du palais et étendent son territoire jusqu’au Guadalquivir. Les parties actuellement nommées « Palais de Charles Quint », « Cour des stucs » et « Cour de la croix » datent de cette époque-là.
En 1248, Ferdinand de Castille conquiert la ville, mettant fin à plus de cinq siècles de domination musulmane.

(2) Mudéjar :
I. Adj. et subst., HIST. [En parlant de qqn] (Qui était) musulman et, demeuré en Castille après la Reconquête, était devenu sujet des chrétiens. (Ds dict. xixeet xxes., Ac. excepté). (…)
II.− Adj. inv., HIST. DE L'ART. [En parlant de qqc.] Qui appartient, est relatif au style qui s'est développé en Espagne après la Reconquête et qui se caractérise par une nette influence de l'art islamique qu'il assimile. (http://www.cnrtl.fr)

(3) Avant de devenir Séville, la ville porta successivement les noms d’Isbal, Hispal et Isbilya.

(4) En espagnol contemporain « alicatado » (mot également d’origine arabe) signifie plus généralement « carrelage ».

(5) Il est intéressant de souligner que le mot français « mosaïque » partage son étymologie avec le mot « musée » et renvoie, originellement, aux muses grecques…

(6) Patrick Ringgenberg, L'esprit de géométrie dans l'art islamique extrait de Patrick Ringgenberg, L'univers symbolique des arts islamiques, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 363-370.

Autres références bibliographiques
L’Alcazar de Séville, plus de mille ans d’architecture (version française), Edition visuelle, Série architecture, Dos de arte ediciones, Espagne, 2016, 143 p.




Sources iconographiques
 Les photos des azulejos sont tirées de https://fr.dreamstime.com/et pinterest.
Le dessin est extrait de : L’Alcazar de Séville, plus de mille ans d’architecture (version française), Edition visuelle, Série architecture, Dos de arte ediciones, Espagne, 2016, p. 69