Un thé dans les forêts de Sibérie, avec Sylvain Tesson


  «Beaucoup de réflexions naissent de la fumée d’un thé.» 
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie
 
Lac Baïkal - Geology Wonders


Décor : une isba spartiate, un lac gelé traversé de lumières, la taïga, le ciel septentrional et capricieux. Des mésanges. Des ours, des lynx, des renards, des gloutons et des loups. Un poêle chaud. D’une lourde théière en fonte, un homme verse un thé fumant dans une tasse de porcelaine blanche. Éclaircie, premières lueurs de l’aube. Danse des couleurs célestes. Rose, jaune, bleu, blanc. Vapeurs chaudes, brume froide et pure du petit matin. 

« Le paysage repose, parfait, architecturé : l’orbe des baies, les traînées sulfatées du ciel, les poinçons des pins, la majesté des drapés granitiques. La cabane se tient au centre d’un tanka, au contact des mondes lacustres, montagneux et forestiers, symbolisant respectivement la mort, l’éternel retour et la pureté divine. » (1)
 
Lac Baïkal - Geology Wonders


Nous sommes dans les forêts de Sibérie avec l’écrivain voyageur Sylvain Tesson. A ses côtés, des livres et tout le matériel de survie à un hiver dans ce pays de neige et de solitude. Et puis du thé et de la vodka : le premier, eau douce, chaude, sombre, ambrée comme une résine plurimillénaire et la seconde, eau froide, transparente et ardente comme un bloc de glace sur le lac gelé. (1 bis).

« Le soir, propre comme un rouble, je suis à la table avec la vodka dans mon verre, la kacha qui chauffe, le thé sur le poêle, les bougies qui pleurent et le lac qui grince » (2)


Thé : boisson du temps apprivoisé, cyclique, apaisé. Vodka : boisson de l’oubli, fuite du temps qui coule, inexorablement, vers la fin. Entre ces deux extrêmes, l’homme cherche son équilibre. Être à la fois chamane et simple mortel.

« S’asseoir devant la fenêtre le thé à la main, laisser infuser les heures, offrir au paysage de décliner ses nuances, ne plus penser à rien et soudain saisir l’idée qui passe, la jeter sur le carnet de notes. » (3)

J’ignore en réalité quels thés l’écrivain voyageur avait emmenés dans son exil au bord du lac Baïkal. Peut-être un thé au « goût russe » semblable à celui jadis consommé par le Tsar et la Tsarine, un mélange de thés noirs chinois, parfois parfumé de zestes d'agrumes ou d’épices (4) ? A vrai dire, je n’imagine pas Sylvain Tesson mettre de la confiture, du sucre ou du miel dans son thé, comme le veut la tradition du thé russe préparé au Samovar.

Pour l’ermite, je pencherais plutôt pour un Lapsang Souchong aux notes empyreumatiques d’épicéa dont les arabesques de vapeur se mêleraient à la fumée d’un Partagas et à la brume posée sur la canopée.  

« Entre les blocs de pierre qui émergent de la neige, je construis un feu, y fais bouillir le thé. Le feu et moi fumons, côte à côte. Nous offrons nos volutes au vieux lac. Au cours de ces journées là-haut, je me consacre à la pure réjouissance d’être. » (5)


Ou un Assam rond et corsé, dont la fine astringence donne corps aux arômes de bois, de mélasse et d’épices. 

« L’aube levée sur un jour bleu, froid. Le lac lavé. Le monde est neuf, lustré par quarante-huit heures de furie. Je bois le thé dehors, à ma table, dans l’atmosphère régénérée. Pas un souffle. » (6) 

A moins que l’homme n’ait choisi un blend anglais, noble, équilibré, translucide et dense comme une goutte de résine odoriférante glissant sur un tronc de mélèze. Comme son écriture, souple et dense, pleine et déliée, aérienne et terrestre, gaie et mélancolique, sur la ligne de crête des mots et de l'existence, fragile.

« J’ai parlé aux cèdres, demandé pardon aux ombles et pensé aux miens. J’ai été libre car sans l’autre, la liberté ne connaît plus de limite. J’ai contemplé le poème des montagnes et bu du thé pendant que le lac rosissait. J’ai tué le désir de l’avenir. J’ai respiré l’haleine de la forêt et suivi l’arc de la lune. J’ai peiné dans la neige et oublié la peine au sommet des montagnes. J’ai admiré la vieillesse des arbres, apprivoisé des mésanges, saisi la vanité de tout ce qui n’est pas révérence à la beauté. J’ai jeté un regard sur l’autre rive. J’ai connu des semaines de neige silencieuse. J’ai aimé avoir chaud dans ma hutte pendant que la tempête déchaînait sa rage. J’ai salué le retour du soleil et des canards sauvages. J’ai arraché la chair des poissons fumés et senti la graisse des œufs d’omble me rafraîchir la gorge. Une femme m’a dit adieu mais des papillons se sont posés sur moi.» (7)



(1) Tesson, Sylvain. Dans les forêts de Sibérie : Février - Juillet 2010 (Folio) Editions Gallimard. Édition du Kindle. p. 78
(1bis) Il y a dans ce récit, 39 occurrences du mot « thé » et « 54 » du mot « vodka »
(2) Ibid.  p. 136
(3) Ibid. p. 43
(4) La boisson fut introduite en 1638 à la cour de Russie lorsqu’un prince mongol offrit au tsar Mikhaïl Fedorovitch des feuilles de thé, par le truchement d’un ambassadeur. Le succès fut immédiat. Le thé, devenu boisson impériale, fut désormais acheminé par caravane, par voie de terre et surtout par voie fluviale. Il ne resta longtemps disponible que dans quelques villes, notamment Moscou, dont les habitants sont surnommés les « buveurs d’eau » (comprendre « de vodka »).
Aujourd’hui, le samovar est présent partout. Les feuilles sont infusées dans une toute petite quantité d’eau chaude, c’est ce zavarka très fort que l’on dilue après avec de l’eau bouillante. Et puis l’on met du sucre, du miel ou de la confiture pour adoucir la liqueur.
 (5) Ibid. p. 75
(6) Ibid. p. 139
(7) Ibid. p. 265