Hyperborée
Et si la Beauté était l’ultime refuge
de l’homme libre ?
POLARIS
Dans la nuit, je ne regarde plus qu’elle, je ne vois
plus qu’elle.
Elle étend ses
rayons froids, puis, écartant les cubes des maisons, balayant les grilles, ouvrant
les battants des portes et des fenêtres, elle fait place nette. Elle brille
seule sur l’océan Atlantique. Les grands immeubles à la dérive sont restés loin
en arrière. Jusqu’où irons-nous ? Mais la parole qui sort de l’étoile ne peut
pas être oubliée. Sa parole est seule, elle étincelle dans son regard couleur
de givre. [...]
La voix traverse
la mer, elle avance vite, au ras de l’eau, entre les blocs de glace
étincelants. Mais personne ne l’entend, personne ne lui répond. Ici est le pays
du langage pour soi seul, de la parole sans limite. L’horizon a fermé son
cercle, il n’y a plus d’ouverture. La lumière est fixe et belle. Le froid est
puissant. On est arrivé dans la zone du commandement suprême, là où se jugent
et s’achèvent les mouvements de la vie. Là où naissent les saisons, les orages,
les courants de la mer, l’électricité du ciel. Là où se fabriquent les jours et
les nuits, grandes nuits de l’hiver, grandes journées de l’été. Oui, on est
arrivés au lieu de la naissance du langage, là où il n’y a plus qu’un seul mot,
un mot intense et bref, un mot fixe qui brille comme cette étoile. [...]
Depuis le début
de la vie, jusqu’au dernier instant, nous sommes sur le passage des dieux. Partout,
quand nous entendons la voix du poème, apparaît l’éden boréal. Éclaircies qui
ouvrent les cieux lourds, humides, gris, éclairs blancs et bleus qui traversent
la brume, qui brillent dans l’ombre.
J. M. G Le Clézio, Vers les
icebergs, Fata Morgana, 1978, pp. 36-37.
Photos : Yves Duffey