Aborigènes d’Australie : absence/présence

Coucher de soleil, Australie
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Lumière des Territoires du Nord

Darwin(NT)

C’était dans les rues de la capitale des territoires du Nord de l’île continent, région la plus chaude, la plus humide, la plus torrentielle pendant le wet, la mousson australe. Les crocodiles y peuplent les billabongs qui sillonent la terre rouge, les plaines marécageuses, les mangroves qui bordent les villes, la mer qui se fracasse près des villages. Ce soir-là à Darwin, il faisait chaud et lourd. Aux abords du centre commercial, ouvert tard quand les autres échoppes baissent leurs rideaux de fer dès 17 heures, paradoxalement quand l’air devient respirable, j’ai croisé cette vieille femme dans la nuit, sur son fauteuil roulant, elle était pauvre, poussée par une grosse femme, sa fille peut-être. Plus loin marchait un homme, lentement, peut-être son mari. Ils criaient, fort et violemment. Mal vêtus, les cheveux en broussaille, sans chaussures, comme ivres, il erraient dans cette rue, le long d’une barrière, entre un supermarché aux lumières artificielles et un restaurant indien chic dont ils ne pousseraient jamais la porte. 

Souvent dans les villes, des aborigènes crient. Au début on peut croire à une querelle, aux prémisses d’une lutte ; mais en observant ces scènes répétées, on comprend qu’ils hèlent l’un des leurs aperçu au loin. Alors ils crient, en faisant ce geste de la main si particulier qui semble vouloir dire « Eh toi, je t’ai vu, de t’ai reconnu, tu es des miens, je suis des tiens » et peut-être encore « notre territoire est commun et par ce geste, par ce cri, je tisse un lien invisible avec toi ». 

Si les aborigènes partagent les espaces avec d’autres peuples, ils en sont en fait à des années lumières,  jamais je n’ai pu croiser leur regard, jamais je n’ai eu la sensation de pouvoir franchir la porte de leur univers.

 Aborigènes dans la ville

Dans les villes les aborigènes marchent, marchent indéfiniment, dans les rues, les parcs mais aussi le long des routes, dans les terrains vagues, les zones désertiques. Parfois on voit surgir une silhouette sombre, on ne sait d’où elle vient ni où elle peut bien aller, mais elle avance, tirée par un fil invisible. 

Fantômes aveugles ou médiums le long de chemins enfouis d’un monde disparu auquel seuls eux ont accès, dont seuls eux connaissent encore le tracé. Et quand ils sont soûls alors ils errent, âmes déconnectées de l’ici et du maintenant, égarées sous la voûte céleste, dépossédées de tout, captives de la cage d’un monde blanc et riche qui ne les atteint pas, ni de les intéresse d’ailleurs.

Être dehors, arpenter la terre mère, guidés par les étoiles, les peintures rupestres  ou les ombres des arbres, tel est peut être le seul but. Parfois aussi ils sont allongés sur des pelouses, le temps passe.

Je les ai vus aussi souvent, en particulier les femmes, s’adonner tel des automates aux machines à sous, le regard vide, fixé sur les rouleaux aux dessins de cerise, de dollars ou autres symboles étrangers. Elles étaient là, dans ces recoins de pubs, grosses de manger sans faim cette cuisine malsaine des fast-food, en jupes longues et tee-shirt, les cheveux très noirs et à la fois parfois blond doré, assises sur des tabourets, attendant on ne sait quoi de ces dieux machines. Dehors, la terre hostile de leurs ancêtres qui coule dans leurs veines. La tempête, les moustiques ou le soleil de plomb liquide.

Et puis il y avait aussi cette jeune fille aux mollets filiformes – les aborigènes ont des mollets extrêmement fins – qui est sortie en titubant de la salle de jeu pour quémander une bière et des pièces à un homme bien plus âgé (son père, son mari ?) resté au bar.

 Le baiser du serpent

J’ai vu récemment ce film fascinant et terrifiant, Le baiser du serpent, sur des Indiens d’Amazonie détruits par les missionnaires catholiques et les industriels du caoutchouc. J’ai ressenti avec violence, dans mes tripes, la destruction des cultures aborigènes en Australie, à force de ne pas parvenir à croiser leurs regards, à capter leur attention même lorsqu’ils me frôlaient dans les rues, les allées des centres commerciaux, les bus. Ils semblent évoluer dans un univers parallèle à ce monde occidental, le nôtre, qui après les avoir niés, aujourd’hui les assiste et les nourrit, et pourtant déforme leurs corps, les intoxique, les dévie de la route millénaire de leurs ascendants, les prive de leurs rêves, les déracine de la Terre, efface leurs mythes et fait taire leurs légendes et leurs langues. Les tue. 
Et dans les regards insondables des aborigènes exilés dans les villes, je n’ai lu qu’errance triste sans boussole et désespoir d’un horizon vide de sens. 
Au fil de notre périple dans l’est et le centre australien, j’ai senti avec une lourdeur grandissante la présence de la « question aborigène » que l’Australie blanche traîne avec elle comme un boulet qu’elle se serait elle-même attachée à un pied mais dont elle ne peut plus défaire. Malgré les immenses rétributions financières concédées aux peuples qu’ils avaient pensé annihiler, malgré les reconnaissances symboliques tardives, malgré les subventions, malgré les « privilèges » dont ils se fichent au fond car ils ne pensent pas avec l’argent en ligne de mire, malgré tout cela, le mal est fait, le mal est là… en 200 ans les Australiens venus d’Europe ont sapé des cultures multimillénaires (vieilles de 30000 à 50000 ans selon les estimations récentes). Comment vivre avec cela ? Oui, « proud » ils sont ces Australiens, cela se sent partout, ils le crient à tout bout de champ, même sur les pots de yaourt « proudly made in Australia » ; oui, Sydney et Melbourne sont les villes les plus agréables du monde selon les classements des experts de la mondialisation, mais cette démocratie riche et florissante, cet Eldorado est construit sur l’immense cimetière des peuples premiers. 
Aujourd’hui et pour longtemps un nuage noir et lourd plane dans le ciel brûlant du continent rouge. Et les racines des autochtones frémissent encore sous les autoroutes, les buildings, les musées, les supermarchés et les plages de sable blanc adulées par les surfeurs huilés et prématurément ridés par le soleil de plomb.